Photo : MEAGSR/F.M.
Mardi 23 novembre 2010, Laurent Mauduit journaliste d'investigation et co-fondateur de Mediapart, est venu apporter son témoignage et faire des proposition à l’Université Populaire Participative « Liberté et responsabilité de la presse et des médias : une utopie réalisable » à la Mairie du IVème arrondissement, à Paris.
Orateur passionné, applaudi à plusieurs reprises, il a rappelé les deux grands maux de la presse en France : la "régression démocratique" observée par la presse depuis 2007 en France, et dans le même temps, les ravages du "capitalisme de connivence à la Sarkozy". Puis il a proposé des pistes pour sortir de "la vie au quotidien terrifiante" de la télévision publique française sous la coupe de Nicolas Sarkozy, et enfin a fait des propositions de réformes pour la liberté de la presse écrite, tirées des exemples américains, suédois, islandais et belges.
Laurent Mauduit a conclu en martelant :
"N’attendez pas des journalistes qu’ils soient courageux, faites qu’ils soient dans un environnement où même les faibles, même les fragiles, puissent travailler sereinement dans une vraie démocratie."
F.M.
Retranscription par Militants de l’Espoir À Gauche avec Ségolène Royal / F.M.
Jean-Pierre Mignard : je vais donner la parole successivement à Laurent Mauduit qui est journaliste à Mediapart, économiste, et puis à Franck Nouchi, qui est rédacteur en chef et éditorialiste du Monde, parce que je demanderai successivement à l’un et à l’autre, non pas de se limiter dans le temps, ça je sais qu’ils le feront, ils n’arrêtent pas de le dire, mais en tout cas dire, parce que, vu la situation et le paysage - il est sombre - alors, journaliste égale résistant ?
Laurent Mauduit : oui, Jean-Pierre, à cette heure au moins un peu résistant. Juste d’abord un petit mot liminaire, que je ne veux pas discourtois, mais sincère. Ordinairement, la place d’un journaliste n’est pas à une tribune à côté de politiques. Je le dis du fond du cœur, parce qu’on évoquera les questions d’éthique et de déontologie, en règle générale, cette forme de rapprochement crée, vous le savez, des connivences.
La seule exception que nous nous autorisons, c’est quand il en va de la question de la liberté de l’information et de la liberté de la presse, parce que précisément, le fond de notre conviction, c’est qu’on touche là à une question majeure du fonctionnement de la démocratie. Et donc parler de la crise de la presse, c’est une invitation à réfléchir aux dysfonctionnements de notre démocratie, et donc de ce point de vue-là je pense que le débat est fructueux, il est normal, il est logique, il est riche qu’un journaliste parfois vienne se confronter avec des citoyens pour entendre ce qu’ils disent, à la fois faire part de ses doutes, de ses inquiétudes, et en même temps entendre les interpellations.
La presse vit une période de régression démocratique depuis 2007
Alors, je dis ça parce que devant notre assistance, je pense qu’il y a des points sur lesquels on peut aller vite, sur lesquels on peut s’entendre. C’est que le fond de la conviction comme journaliste, c’est que nous vivons, notamment depuis 2007, dans une période de régression démocratique, vu de la presse, qui est gravissime et dont le feuilleton est interminable, vous le vivez … (Applaudissements) Vous le vivez comme moi, comme nous, comme nous tous les journalistes. Il y a d’abord eu pour nous, « fascistes », s’adressant à Mediapart au moment des premières enquêtes. Ce n’était pas une attaque contre Mediapart, c’était une attaque contre toute la presse, et vous l’avez vu parce qu’après « fascistes », il y a « pédophiles ». Voilà. C’est une suite d’agressions verbales.
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Il n’y a pas seulement ça, il y a les fadettes. Il y a des tentatives de contrôle, surveillance des journalistes. Il y a les plaintes. J’attire votre attention sur le fait que la plainte, notamment, de Claude Guéant, secrétaire général de l’Elysée, contre Mediapart est un fait sans précédent dans l’histoire de la Vème République, plainte contre un papier de Mediapart, un papier d’interpellation, faisant l’addition de l’ensemble des hypothèses actuellement réalistes sur le contrôle des journalistes.
Le capitalisme de connivence à la Sarkozy fait des ravages dans la presse
Et puis au-delà de tout cela, il y a ce que vous connaissez, il y a – comment dire ? – le capitalisme de connivence à la Sarkozy qui depuis 2007 a fait des ravages dans la presse. C’est-à-dire que la singularité de la crise de la presse, c’est qu’elle connaît en France l’addition de toutes les crises de la presse qui existent partout dans les autres pays : crise de la gratuité, récession de politique publicitaire, basculement technologique. Mais en plus de tout ça en France, il y a une crise en plus qui distingue la crise de la presse de toutes les autres grandes démocraties, l’Italie peut-être mise à part, c’est la crise d’indépendance, ou crise de dépendance si vous voulez. Je veux dire c’est notre histoire à tous, je veux dire, c’est l’histoire de mon ami Franck qui est toujours au Monde, moi j’y étais, j’en suis sorti parce que j’y ai été censuré, je veux dire, mais faites l’addition.
La singularité de cette crise de la presse, c’est que les gens qui ont croqué les uns après les autres tous les quotidiens de la presse nationale, leur singularité, c’est de ne pas être des hommes de presse. C’est d’être des obligés du Palais. Tous les uns après les autres. Et donc de ce point de vue-là, c’est juste une pe… (Applaudissements) C’est juste une petite parenthèse.
C’est qu’en termes de propositions dire l’enjeu, l’un des enjeux, l’une des réformes, ce serait de couper, je veux dire, demander à ce qu’il y ait une séparation, que quelqu’un qui vit des commandes publiques ne puisse pas avoir un journal.
D’accord, il y en a qui vivent des commandes publiques, en clair c’est Dassault, on sait très bien que ses avions, s’ils ne sont pas vendus au Brésil, c’est l’armée française qui les rachète. On sait que ceci peut peser, on sait que c’est… Oui, mais c’est pas seulement ça. Ce sont les obligés du Palais.
Faites l’addition de l’ensemble des journaux. Regardez ce qu’est la crise de l’information économique par exemple. Comment voulez-vous que l’on parle du premier PDG français, Bernard Arnault, la 7ème fortune mondiale, je le dis avec modestie, parce que j’ai des confrères que j’aime, que j’apprécie et que je respecte aux Echos, mais souvenez vous de leur révolte déontologique aux Echos, souvenez vous. Comment peut-on parler dignement, sereinement de ce PDG, alors qu’il est le propriétaire des Echos et qu’il est par ailleurs, comme actionnaire de LVMH, propriétaire de LVMH, le premier annonceur du Figaro ? C’est impossible !
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Bon. Donc il y a toute cette normalisation économique, et comprenez bien que de la normalisation économique découle un danger qui est la banalisation ou l’instrumentalisation éditoriale. Je veux dire, on sort d’une histoire qui est l’histoire… je veux dire, le marqueur, ça a été la Libération, ça a été le programme du Conseil national de la Résistance. Une muraille de Chine entre les actionnaires et la rédaction. Beuve-Méry, le fondateur du Monde, disait : « Loin de la presse d’industrie. ». Et cette remarque, d’ailleurs, vous montre que la question ne se pose pas seulement auprès des actionnaires de droite amis de Nicolas Sarkozy. Ce que l’on a vécu, c’est la fin d’exceptions, journaux propriété de leurs journalistes. Ça a été l’histoire du Monde ou de Libération.
Voilà. Donc toute cette histoire vous la connaissez, ça induit évidemment beaucoup de réformes, beaucoup de réflexions, mais j’aimerais concentrer mon propos sur, comment vous dire ? Sur ce qu’il y a dans cette crise de la presse, il y a la rationalité des journalistes, leur bagarre, leur bataille pour défendre une forme de journalisme indépendant, une forme de journalisme honnête. Je veux dire, c’est ce que nous, nous avons essayé, au travers de Mediapart, de refonder, une presse indépendante, et donc réhabiliter ce qui nous semble à nous le cœur du métier, l’enquête, l’investigation, donner à montrer ce que Jean-Pierre rappelait tout à l’heure.
Mais j’aimerais surtout faire des propositions et vous faire réfléchir, parce que, à mon avis, la crise de la presse dit d’abord beaucoup de la crise de la démocratie, de son anémie, de la crise de la démocratie qui prend en France un contour très, très singulier qui fait à mon sens de la démocratie française une démocratie à part. Je pense qu’il y a, pour conforter le droit à l’information, la liberté de la presse, beaucoup de réformes à envisager, et à réfléchir. Il y en a qui sont assez simple, et dont il y a les contours, on peut les deviner.
Sarkozy et la télévision publique : « il nous disait quels programmes faire »
Quand on parle de la télévision publique, c’est vrai, Ségolène Royal l’a mentionné, lisez, lisez le livre des deux Duhamel. Suivez surtout le témoignage de Patrice Duhamel ; il n’est pas de votre bord, mais ce qu’il dit est un récit honnête qui fait froid dans le dos. Il raconte, pour la télévision publique, un exemple, pas seulement l’information, l’émission de David Hallyday, Sarkozy l’a appelé 17 fois pour lui dire : « Embauche David Hallyday, fais lui une émission. ».
Et tout le récit est à l’avenant, c’est-à-dire que, vous comprenez bien que la réforme de la procédure de nomination, c’est pas seulement le coup de force, c’est pas seulement le coup d’Etat permanent, ça y est il décide lui-même des bons patrons de l’audiovisuel public. C’est pas ça. Duhamel dit une chose : « On n’avait pas compris qu’en fait, Carolis était le ministre de la télévision publique, et moi j’étais le secrétaire d’état aux programmes. Nous étions convoqués à des réunions interministérielles où il nous disait quels programmes faire. ». Donc la vie au quotidien, enfin, qu’il raconte était – bon – terrifiante.
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Et donc on imagine bien, réforme, dans les nécessités, réforme de la procédure de nomination, mais c’est beaucoup plus loin qu’il faut aller. Je veux dire la question de l’indépendance de la rédaction, des rédactions, vis-à-vis de l’actionnaire, de l’actionnaire public, se pose. Donc je pense que la réforme doit être une réforme beaucoup plus ambitieuse qu’un simple retour à un CSA, même un CSA réformé.
Des pistes pour la liberté de la presse écrite
Mais je pense que si l’on parle de la presse écrite, il y a aussi beaucoup de pistes que Jean-Pierre connaît beaucoup mieux que moi et que je cite pour mémoire. Il y a tout un droit à construire ou à améliorer ou à renforcer sur lequel peut s’adosser la liberté de la presse.
Le « Freedom of Information Act » américain
Je pense à un droit notamment sur le modèle du « Freedom of Information Act », vous savez le fameux dispositif américain qui oblige les agences fédérales américaines à transmettre leurs documents à quiconque en fait la demande. Alors vous savez que ce dispositif qui est ancien, qui date, je crois, de 1966, c’est-à-dire au moment de la guerre du Vietnam, a fait tache d’huile dans beaucoup de pays.
Suède : communication d’une pièce administrative sans décliner son identité
Sachez par exemple qu’en Suède, où un système à peu près du même type existe, un citoyen qui demande communication d’une pièce administrative n’a pas même à décliner son identité, il peut le faire de manière anonyme.
Islande : droit à la communication des documents Etat-entreprises
Sachez qu’en Islande, et tout ceci doit faire réfléchir, peut nous faire réfléchir, en Islande donc le dispositif est tout récent, il est né de la crise, la communication des pièces administratives, je dis ça parce que, le droit de la presse, le droit à l’information est un droit qui protège non pas les journalistes, c’est d’abord un droit qui vous protège vous, qui protège les citoyens, donc… (Applaudissements) En Islande, le droit à la communication des documents porte même sur les documents qui concernent les relations entre l’Etat et les entreprises.
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Imaginez, au regard d’un dispositif de ce type, ce qu’aurait été en France, la facilité qu’auraient eue les journalistes à enquêter, encore plus facilement, sur l’affaire Bettencourt, ou sur l’affaire Wildenstein, où il y a une présomption de fraude fiscale massive, qui porte sur 3 ou 4 milliards d’euros. Vous vous rendez compte, mais, dans ce cas-là : communication, y a-t-il des enquêtes fiscales, comment ? Voilà. Donc, il va de soi que le droit à l’information, le droit à votre information, si ce droit-là était renforcé, la société serait considérablement améliorée.
Renforcer la protection des sources des journalistes
Mais il y a aussi un second volet, c’est là-dessus que j’aimerais terminer, il faut aussi réfléchir à un droit qui renforce la protection des sources des journalistes.
Suède : condamnation du journaliste qui révèle ses sources
Sachez que par exemple il y a une législation en Suède qui fait que c’est le journaliste qui est condamné s’il révèle ses sources. C’est une loi qui est très, très protectrice. Je parle sous le contrôle de Jean-Pierre qui connaît ça beaucoup mieux que moi mais…
Unique exception de la loi belge de 2005 : sauver la vie d’une personne
Il y a la grande loi belge, la loi de 2005, qui peut être à mon sens un modèle, et qui ne prévoit qu’une seule exception à la protection des sources, c’est si dans le cadre d’une enquête conduite par un juge d’instruction indépendant, il est avéré que la révélation d’une source pourrait permettre de sauver la vie d’une personne. Et voyez bien que cette loi, sous cette procédure, protège les intérêts d’un individu, et non pas d’un Etat. Et donc mettez par contraste la loi française, hein, qui cadenasse le dispositif en évoquant des intérêts supérieurs, intérêts supérieurs qui autorisent toute une série de passe-droits, cette loi est – pardon – dangereuse.
Donc voilà, je pensais à cette phrase de Mauriac et je conclus aussi là-dessus, 54, hein, Mauriac qui n’était pas un révolutionnaire, qui n’était pas un gauchiste : « Je doute s’il existe pour la presse un crime d’indiscrétion, mais il existe un crime de silence. Le jour de règlement des comptes, nous ne serons pas accusés d’avoir parlé, mais de nous être tus. ».
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Je dis juste une dernière remarque : n’attendez pas des journalistes (Applaudissements) qu’ils soient courageux. De toutes les époques, il y a toutes les figures du journalisme. Il y a des journalistes courageux, il y en a de faibles.
Regardez le XIXème siècle comme je ne veux faire aucune comparaison blessante. Il y a des journalistes corrompus, c’est Splendeurs et misères des courtisanes, c’est Balzac, relisez-le, ceci n’a pas changé.
Il y a aussi des grandes figures, les grands républicains sous le Second Empire, je pense moi à un journaliste modèle, qui est celui que j’aime, Charles Delescluze, celui qui a construit une statue à la mémoire d’Alphonse Baudin, vous savez, le député qui est mort lors du coup d’Etat [cf intervention d'Edwy Plenel, co-fondateur de Mediapart, sur le sujet, le 13 septembre 2010 en cliquant ici]. Voilà, il y a ces deux figures-là.
Mais n’attendez pas des journalistes qu’ils soient courageux, faites qu’ils soient dans un environnement où même les faibles, même les fragiles, puissent travailler sereinement dans une vraie démocratie. (Applaudissements nourris)