Alexandre Delaigue
Ségolène Royal définissait mardi dernier, lors de son interview par Ruth Elkrief sur BFM TV, la baisse du pouvoir d'achat subie par les Français en termes simples :
"Qu’est-ce que c’est qu’une baisse du pouvoir d’achat ? Ce sont des salaires insuffisants et ce sont des prix trop élevés."
Alexandre Delaigue, économiste, auteur de Nos phobies économiques aux éditions Pearson Education, a participé au tournage d'une courte vidéo de 5 minutes qui décortique les deux aspects du problème en France, sur le plan psychologique et sur le plan économique, deux plans intriqués. Alexandre Delaigue y joue le rôle du psychanalyste-économiste, et le journaliste celui du Français-patient.
Il explique notamment comment le "biais Bill Gates" explique le fait que l'INSEE ne cesse de dire que les prix ont peu augmenté, alors que les Français ressentent fortement cette augmentation. Il explique aussi l'importance, qui s'ajoute au "biais Bill Gates", de la psychologie dans la perception de la hausse, par cette phrase d'actualité :
"Lorsque vous êtes à la pompe à essence, la seule chose que vous avez à faire pendant que vous remplissez le réservoir de votre voiture, c’est de regarder un énorme panneau lumineux qui vous indique le prix du carburant. Donc c’est un prix auquel vous allez être extrêmement sensible, beaucoup plus sensible par exemple que l’évolution du prix des machines à laver, que lui vous ne regardez probablement pas tous les jours."
Rappelons, on ne le fera jamais assez, que mardi sur BFM TV Ségolène Royal proposait une solution simple à ce problème de l'essence :
"J’ai proposé, vous le savez, et le Parti socialiste aussi, que nous puissions bloquer, que le gouvernement bloque la hausse du prix de l’essence, c’est possible, c’est l’article 410-2 du code du commerce, il faut le redire, parce que le gouvernement dit que c’est impossible : si, c’est possible. On pourrait donc déjà, pour protéger les Français qui sont très inquiets de cette flambée du prix de l’essence, bloquer l’augmentation du prix de l’essence."
Le "biais Bill Gates" attaque le problème de la baisse du pouvoir d'achat par l'autre bout : celui des "salaires insuffisants". Mediapart, qui a consacré un article récemment à l'échec du "président du pouvoir d'achat", évcrivait à la fin de son article :
"C'est ce que l'économiste Alexandre Delaigue nomme «le biais Bill Gates» dans la vidéo ci-dessous, réalisée par L'Expansion.com : si un milliardaire arrive dans un bar et consomme à la hauteur de ses moyens, la facture va gonfler. Statistiquement, en divisant la facture par le nombre de clients, on pourra dire que le pouvoir d'achat moyen a progressé. Mais cette hausse est trompeuse, puisque le pouvoir d'achat de la majorité des clients, lui, n'a pas bougé. Or sur ce terrain des inégalités de revenu, force est de constater que le bilan de Nicolas Sarkozy est nul."
Frédérick Moulin
Transcription de la vidéo de L’Expansion.com par MEAGSR/F.M.
Docteur, mon pouvoir d’achat n’arrête pas de baisser.
Alexandre Delaigue : alors ça c’est une inquiétude qui est partagée par un très, très grand nombre de Français, qui est régulièrement entretenue par ce que l’on peut lire dans les journaux ou voir à la télévision.
Si on prend ce qui s’est passé de 2000 à 2010, on peut observer un énorme décalage, et un décalage qui s’est accru entre d’un côté ce que l’INSEE nous dit sur l’évolution du pouvoir d’achat des Français, et de l’autre côté, ce que les Français perçoivent comme étant l’évolution des prix et de leur pouvoir d’achat.
La façon dont l’INSEE calcule l’indice des prix est une façon qui est juste, mais qui n’a pas vocation à mesurer l’évolution pour tout le monde du pouvoir d’achat, c’est ça qui est un petit peu paradoxal avec l’indice des prix.
Or le problème, c’est que lorsqu’on raisonne sur la consommation moyenne de l’ensemble des Français, personne n’a cette consommation-là, personne n’achète les 11 000 produits qui servent à calculer l’indice des prix.
Vous êtes en train de me dire que les prix n’augmentent pas ?
Alexandre Delaigue : alors après, il y a toute une série de chose dont le prix a effectivement monté, ce qui correspond le plus souvent à des dépenses quotidiennes, que l’on fait souvent, sur lesquelles on regarde beaucoup le prix.
À la pompe à essence, on ne peut que "regarder un énorme panneau lumineux qui vous indique le prix du carburant"
L’exemple typique, c’est l’évolution du prix de l’essence. Lorsque vous êtes à la pompe à essence, la seule chose que vous avez à faire pendant que vous remplissez le réservoir de votre voiture, c’est de regarder un énorme panneau lumineux qui vous indique le prix du carburant. Donc c’est un prix auquel vous allez être extrêmement sensible, beaucoup plus sensible par exemple que l’évolution du prix des machines à laver, que lui vous ne regardez probablement pas tous les jours.
Sur le logement, il y a effectivement une vraie question à avoir, les prix de l’immobilier ont quasiment augmenté en France de 170% depuis 1998, donc ils ont plus que doublé, c’est une évolution extrêmement importante. Le problème, et là c’est quelque chose qui explique là aussi le décalage, c’est que l’acquisition d’un logement est considéré par l’INSEE comme un investissement, c’est-à-dire que lorsque vous achetez un logement très cher, ensuite c’est quelque chose que vous pourrez revendre, ce qui n’est pas le même chose que si vous achetez un beefsteak, vous aurez du mal à le revendre après l’avoir consommé.
Du coup, on considère que, étant bien d’investissement, ce n’est pas quelque chose qui a vocation à rentrer dans l’indice des prix, contrairement, par contre, au loyer. Or il se trouve qu’une partie de ce qui caractérise l’évolution de l’immobilier, c’est un décalage entre l’évolution des loyers d’un côté, et l’évolution des prix à l’achat de l’immobilier de l’autre côté. Bien évidemment, cette mesure, elle a un sens tout à fait naturel du point de vue du comptable national, mais du point de vue de la personne qui veut acheter son logement, c’est pas du tout la même chose.
Je vous assure, c’est pas juste un sentiment, mon pouvoir d’achat a vraiment baissé…
Alexandre Delaigue : si vous avez 20 personnes moyennes, donc des Français qui touchent le revenu médian des Français, c’est-à-dire 25 000 euros par ménage et par an, qui sont dans un bar.
Alexandre Delaigue : "Vous faites rentrer Bill Gates là-dedans. Le revenu moyen explose, mais pour 10 d’entre eux, celui-ci n’a pas du tout changé"
Vous imaginez, vous avez une dizaine de personnes. Leur total de revenus, c’est 250 000 euros, puisqu’ils sont 10. Vous faites rentrer Bill Gates là-dedans. Le revenu moyen explose, et donc on va dire d’un seul coup : le pouvoir d’achat des clients un bar a fortement augmenté, mais pour 10 d’entre eux, celui-ci n’a pas du tout changé.
Et ça c’est quelque chose qui est très important, c’est que l’indice des prix va être sensible du coup aux inégalités, et au fait que si le revenu du petit pourcentage de personnes les plus riches augmente significativement pendant que celui des autres stagne, on va avoir l’impression d’une augmentation moyenne du pouvoir d’achat, alors que pour 90% de la population, il n’augmente pas.
C’est comme ça qu’on peut réconcilier le décalage entre un indice des prix qui prend toute la population, mais qui du coup est touché par les biais, le fameux « biais Bill Gates-qui-rentre-dans-un-bar », et le ressenti d’une très grande partie de la population.
Mais de ce fait, on voit ici le problème qui est posé par la focalisation sur la peur du pouvoir d’achat. Elle a conduit à faire toute une série de mesures politiques très symboliques et de très faible efficacité, vous savez, ces moments où on a réuni au ministère de l’Economie tous les dirigeants de la grande distribution en leur disant ; « Attention, c’est très mal, il ne faut pas que les prix augmentent. ».
C’est une façon de focaliser l’attention sur ce qui semble être le problème immédiat, le prix de ce que j’achète augmente, mais qui néglige un problème beaucoup plus fondamental, qui est l’évolution des inégalités de revenu en France.