Mais comment se fait-il qu'ils n'aient pas tiré le signal d'alarme ? Près de dix-huit mois après la faillite de Lehman Brothers, les critiques continuent de pleuvoir sur les économistes. Dernier épisode : il y a quelques jours, à Davos, l'historien britannique, Niall Ferguson, enseignant à Harvard, a laissé coi le gratin mondial de la profession en assénant que "les économistes aiment les histoires. A partir d'une histoire, ils ont une intuition, bâtissent un modèle, puis emploient des maths. Les historiens, eux, aiment les histoires... vraies".
Mis en cause, notamment dans ces colonnes, les économistes français commencent à réagir. "A quoi servent les économistes ?" , s'interrogent certains membres du Cercle des économistes dans un livre à paraître prochainement (PUF, 112 p., 15 euros). A pas grand-chose, conclut le président du Cercle, Jean-Hervé Lorenzi, qui, évidemment, le déplore. "Si on regarde ce qui fut fait par le président actuel, on s'aperçoit qu'il a lancé cinq champs de réforme, tous importants, tous à l'aveuglette" , assène cet homme que l'on a connu plus prudent.
Dans de courts chapitres, d'autres économistes passent en revue les questions traditionnelles : l'économie est-elle une science ? Peut-on prévoir les cours de Bourse... On retiendra l'article collectif écrit par Agnès Benassy-Quéré, Benoît Coeuré, Pierre Jacquet et Jean Pisani-Ferry. Après avoir reconnu "l'échec de la profession" , ce quartette évoque un sujet jusqu'ici tabou dans le microcosme parisien : "Le fait que les économistes eux-mêmes sont soumis à des incitations variées qui peuvent les détourner d'un diagnostic objectif de la réalité (...) . La carrière des économistes des institutions financières repose sur des profits réalisés par des gestionnaires d'actifs et autres opérateurs de marché qui utilisent leur diagnostic et dont l'horizon est très court. Difficile pour eux de jouer trop longtemps les Cassandre contre l'avis du marché. Difficile aussi de remettre en cause un système qui les fait (bien) vivre." Voilà qui est (bien) dit...
Signe que le débat fait rage : alors qu'existe déjà une Association française de sciences économiques - que préside actuellement André Cartapanis, professeur à l'Insitut d'études politiques d'Aix-en-Provence -, des économistes ont éprouvé le besoin de créer, fin 2009, l'Association française d'économie politique (AFEP) pour "combattre l'hégémonie absolue acquise dans nos institutions de recherche et d'enseignement par le paradigme néoclassique". Le président de cette association, André Orléan, un des plus brillants pourfendeurs de la rationalité des marchés financiers, se défend de ne regrouper que des "alteréconomistes". "Il ne s'agit pas de remplacer une hégémonie par une autre" , affirme-t-il, freinant visiblement l'ardeur d'une partie de ses troupes. Qu'importe ces querelles : les économistes se remettent en question. C'est l'essentiel. Pour eux et pour nous.
Courriel : lemaitre@lemonde.fr.
Frédéric Lemaître
Article paru dans l'édition du 06.02.10